L’enseignement officiel se flatte de donner une culture générale. Mais c’est une culture sans fruit. Avec elle, on ne récolte pas. On pioche dans le sol aride, on l’abandonne dès qu’il devient fécond. Aussitôt que la leçon menace de devenir intéressante, de s’appliquer à la vie, au point précis où apparaîtrait son utilité, elle s’arrête.
Cet enseignement a ses raisons de planer sur les hauteurs, de dédaigner la terre. Il entend découvrir à l’esprit des vues plus étendues, l’élargir et l’assouplir. Certes, une telle gymnastique doit permettre de descendre ensuite aisément aux vulgaires contingences. Mais le détour est singulier. On rirait d’un quidam qui monterait en ballon pour apprendre à marcher.
Qu’arrive-t-il, en effet ? L’écolier devient étudiant, soldat, il entre enfin dans la vie normale. Or, il n’a jamais eu le temps de prolonger son instruction, de la compléter au point de vue pratique. Sa mémoire a vomi les matières indigestes dont on l’avait chargée. De tout ce qu’il apprit, rien ne lui reste.
En faut-il des exemples ? On apprend beaucoup de physique, au lycée. Évidemment, puisqu’on en demande aux examens. On s’étend avec complaisance sur les lois, les théories, sèchement illustrées d’expériences classiques. Mais voici notre bachelier dans la vie. N’eût-il, par un miracle unique, rien oublié de sa science, il restera comme un simple sot, incapable d’une explication, d’une clarté, devant tant de phénomènes familiers qui sont cependant de la physique.
Sait-il pourquoi la cheminée tire mal, pourquoi la lampe file ? Non. Il ignore même qu’il faut percer un tonneau de deux trous pour que le liquide s’en écoule. Il ignore le fonctionnement de son radiateur, de son ascenseur, de son chauffe-bain, qui contiennent pourtant des menaces de danger. Bien qu’il ait la cervelle farcie des lois d’Ampère et de Faraday, il ne sait rien de l’appareillage électrique, sonnerie, lumière et téléphone. Bref, il ignore tout de la physique du logis.
S’il descend dans la rue, il n’y brille pas davantage. Je le mets au défi d’expliquer comment fonctionnent le métro, le tramway, l’horloge électrique. Et je ne suis pas bien sûr que le capot d’une limousine ne recèle pas pour lui du mystère. Pourquoi ? Parce que la science officielle, dans je ne sais quel antique esprit de renoncement, de mépris pour la vie vraie, s’est résolument arrêtée devant les applications. Et il en est ainsi pour chaque branche de l’enseignement. On la coupe au moment où l’on va cueillir, à son extrémité, la fleur ou le fruit.
S’agit-il de géographie ? On s’est bourré la mémoire de nomenclatures de fleuves, de montagnes. On a appris les noms des comtés, duchés, principautés, de tous ces petits lambeaux de sol que s’arrache l’ambition humaine. Bref, on est très « calé » en géographie. Seulement, on n’a pas appris à lire la carte… J’entends la lire pratiquement, savoir se débrouiller, s’orienter, venir en aide au pilote, au chauffeur assis à ses côtés.
En histoire, on possède à fond les civilisations abolies, les âges disparus. Mais on connaît fort mal son propre siècle. On sait mieux le successeur de Louis XIV que celui de Sadi-Carnot. Je veux dire par là qu’on ne le connaît pas d’une manière intime, familière, qui permette de juger les événements actuels et de les relier à ceux de la veille.
Notons en passant que dans l’éducation familiale, on tombe dans le même travers. On va à ce qui est loin dans l’espace et le temps. Et on ignore ce qui est proche. On ignore sa famille au-dessus de ses grands-parents. On apprend la filiation des rois et on ne sait pas la sienne. On ne sait pas le nom de son bisaïeul et encore moins son métier, son œuvre sur la terre. On ignore l’histoire et le plan de la ville qu’on habite. Et on apprend des dates de batailles et les affluents du Danube…
On pioche l’histoire littéraire en vue des examens, mais on n’apprend pas les noms de ces héros de Balzac, de Daudet, de Zola, d’Anatole France, qui sont devenus, par la puissance du génie, des entités vivantes. On apprend à peu près les noms des artistes de la Renaissance, mais on ignore les noms de ces peintres récents qui fondèrent des écoles et dont les toiles deviennent cependant classiques. On n’est point apte à saisir toutes les allusions que roule l’entretien, lorsqu’elles s’inspirent d’œuvres contemporaines. Car c’est la dernière fleur de l’histoire et l’enseignement ne la connaît pas.
En dessin, même chanson. Pour les concours, on apprend à reproduire tant bien que mal les traits d’un morne Romain de plâtre, à grand renfort d’effets d’estompe. Mais veut-on montrer à un menuisier, à un maçon, le petit projet qu’on rêve de réaliser ? Impossible. On ne sait pas se servir de ses doigts. On ne peut pas les contraindre à exprimer par des traits sa pensée. Ils se dérobent. Ils refusent. Ils trahissent. C’est toujours le résultat de l’enseignement. Appliquer des notions de dessin à la pratique ? Fi donc !
On devrait enseigner aux enfants un peu de modelage, leur mettre aux mains la boulette de glaise ou de plastiline. Rien n’accoutume mieux à pénétrer le secret des formes, des reliefs et des contours. Mais on ne demande pas de modelage aux examens !
Tous ces reproches doivent se retourner contre ceux qui élaborent les programmes scolaires. Pourquoi en écartent-ils ces applications qui en apparaissent le couronnement logique ? Pourquoi cette cassure entre l’enseignement et la vie ? Il suffirait de jeter du lest par ailleurs, d’éliminer de vaines connaissances dont notre mémoire fait justice.
Pour en finir avec ces lacunes des programmes officiels, notons encore qu’on n’apprend pas l’ethnographie. Elle nous enseigne pourtant ce merveilleux échange d’effluves entre le ciel et la terre, qui crée les races, les faunes, les flores. Elle devrait être la préface souriante de la géographie.
On ne donne point aux enfants, parmi les connaissances à la base, quelques notions d’architecture. Elles leur permettraient cependant de comprendre et de goûter ces sages leçons d’équilibre et d’harmonie qui sont inscrites dans les lignes d’un beau monument. Elles leur permettraient aussi de discerner le style d’un édifice ancien, de donner un âge à ces témoins émouvants du passé, qui nous entourent et que pourtant nous ne savons pas voir.
Enfin, on n’apprend guère d’astronomie, dans les notions générales. Et cependant ce devrait être une connaissance à la base.
Elle est, de toutes les sciences, la plus étroitement mêlée à notre existence. C’est elle qui règle le pendule et le calendrier. C’est elle qui fait le jour et la nuit, la pluie et le beau temps, elle qui entraîne autour de la terre la ronde des saisons. Les spectacles astronomiques nous entourent : le rayon de soleil qui nous verse la vie, le clair de lune qui nous verse la paix, les constellations qui sont la parure de la nuit, tous les phénomènes qui frappent l’imagination, éclipses, étoiles filantes, comètes.
Et cependant les notions acquises sur l’univers sont peu répandues. Elles ne sont pas descendues dans les couches profondes. Elles ne nous sont pas familières.
Il y a sans doute dans cette ignorance l’effet d’un instinct religieux. L’astronomie ne représente pas le ciel tel que le catholicisme l’avait organisé.
De plus, l’astronomie ouvre à l’esprit des vues dangereuses pour l’ordre établi. Elle nous ramène à notre taille, qui est petite. Elle nous montre combien sont mesquines nos luttes, combien sont brefs les empires, devant l’infini de l’espace et du temps. Et c’est là le péril. Car, prêtres et chefs d’État, pour garder leur pouvoir et mener les foules, ont besoin d’entretenir un fanatisme, haine des peuples et crainte de Dieu, que dissiperait, si nous réfléchissions, le clair regard d’une étoile.